Maureen 'Moe' Tucker

Collector & Moe Better Blues

by Bruno Juffin


COLLECTOR - MOE TUCKER
Bruno Juffin
Rocksound, no. 2, p. 48-49, November/December 1992

RecordsAu début des années 80, carrefour de l'odéon, à Paris, on pouvait encore trouver des disques étranges et indispensables chez Music Action, magasin dont la disparition nous ferait presque écraser une petite larme. Et par un jour qui fut sans doute beau, le flâneur velveto maniaque de tomber sur un album hautement insolite "Playin' Possum" (faire le mort), de Maureen Tucker, sur Trash Records, "maison" de disques de Phoenix, Arizona. Au menu rien que des reprises, et comme musiciens, une mère de famille installée à la campagne, jouant de tous les instruments (batterie, guitare, basse, synthé, harmonica et tambourin) ! C'est un euphémisme que de dire que la "production" était minimaliste: dans la grande tradition home made. La musique était jouée sous sa forme la plus brute et épurée: hommage aux rockers noirs des années 50, Berry, Little Richard et surtout le mainman de Moe, Bo Diddley qui en plus d'un interprétation de la chanson portant son nom de scène se voyait gratifier de la seule composition inédite "Ellas" inspirée de son nom pour l'état civil, Ellas Mac Daniels. Figuraient aussi sur ce 33 tours une ravissante version très Minnie Mouse du "I'll be your baby tonight" de Dylan, le "Louie Louie" des Kingsmen et "Heroin"... a fix from the past. Le tout aurait presque justifié la création d'une société pour la protection des disques égarés, ceux que l'on ne sort de leurs rayons qu'avec des mines de conspirateur pour les faire écouter uniquement à quelques happy few, lesquels, de toutes façons, ont de fortes chances d'au minimum glousser, jusqu'à ce qu'enfin, un d'entre eux s'écrie : "je veux ce disque". Le prosélytisme est une des tares originelles du rocker plus ou moins masqué.

Moe En 1987, en Floride, home of the Velvet Underground Appreciation Society sortit MOEJADKATEBARRY (nom formé des prénoms des quatre musiciens); il s'agissait d'un mini LP sur lequel Moe, à la batterie, était accompagnée de membres de Half Japanese dont Jad Fair, qui chantait des titres alors inédits du Velvet ("Hey Mister Rain", "Why don't you smile now ?" et "Guess I'm falling in love"); il s'agit d'ailleurs de la seule version officielle de ce dernier qui soit dotée de paroles. Il est vrai que comme il s'agit d'une sombre histoire d'amours solitaires ("I got my ready steady partner, I got her in my hand...") le texte avait peu de chances de finir sur "Between thought and expression". L'ensemble du disque était sous influence bruitiste, je m'en foutiste, pas désagréable, mais un peu anecdotique.

C'est en 1989 que parut "Life in exile after abdication", le premier véritable album de "Moe, le retour". Comme la dame a les obsessions bien enracinées, elle y reprenait encore le Bo Diddley (de Bo Diddley -Ellas Mc Daniels-) mais cette fois avec une vraie section rythmique et poursuivait son voyage down memory lane avec "Pale blue eyes" (version plutôt stridente, sur laquelle un certain Lou Reed prenait plaisir à faire un boucan assez white noise avec sa guitare; il joue sur deux morceaux). Surtout, "Life in exile" voyait Moe se lancer dans la composition avec cinq chansons dont "Andy", son "Dime store mystery" à elle qui, comme tout hommage se doit de l'être, était attendrissant et tout ce genre de choses. Toujours édité par la VUAS, l'album eut une distribution presque honnête et la participation, le temps d'un morceau, de Thurston Moore lui donna une vague ébauche de potentiel commercial.

Moe Si le Velvet Revival n'était pas devenu un phénomène planétaire (surtout en France, terre des arts, des lettres et des losers), on en serait peut-être resté là : une des figures mythiques les moins soupçonnables de compromission s'offre trois disques un peu gratuits, le plus attachant étant le premier, celui sur lequel la voix ténue (elle n'a guère changé depuis "After hours") et même parfois enfantine de Maureen semblait la plus innocente, détachée de toute contingence carriériste et contemporaine. Mais voici qu'il y a un an sortait chez un gros indépendant bien de chez nous "I spent a week there the other night", qui fut disque du mois chez l'un de nos estimés confrères et bénéficia du même coup d'une "critique" tellement indigente et préfabriquée qu'elle entrait dans la catégorie des éloges vexants, de ces compliments dont la bêtise stéréotypée vous laisse ébahi... Certes, le 4ème Moe Tucker méritait d'être célébré, mais pour toutes sortes de raisons n'ayant rien à voir avec l'encensement systématique qui embaume et dispense de toute écoute un tant soit peu "sympathetic", comme diraient les critiques d'outre Atlantique s'ils existaient encore. Tout commençait par des morceaux râleurs, des chansons quasi engagées, des satires mordantes de 'American way of life. Moe en avait ras le bol ("Fired up"), le travail lui répugnait ("That's bad") et en plus elle se proclamait paresseuse ("Lazy"). Presque du punk 77, ou du Summertime blues revisited. Lou était à la guitare, la voix indignée de Moe était haut perchée et la bile coulait à flots. Si elle n'avait confié avoir vraiment souffert des conditions de travail débilitantes qu'elle dut endurer lors de son passage chez Wal-Mart (chaîne de grands magasins US), tout cela aurait pu passer pour des pastiches... C'est en ralentissant, après un intermède rockabilly très "Stray Cat strut" que le disque s'envolait vraiment, avec "Blue, all the way to Canada". Cette chanson paisible, au tempo nonchalant, (quelque chose de J.J. Cale) brillait par ses guitares magiques, la douze cordes de Sterling Morrison trouvant là un son lumineux, parfait pour ce country blues al chant parlé, sur lequel Moe (ou plutôt son frère, qui en composa les paroles) se souvenait avoir vu passer des tribus de Cheyennes avec femmes et papooses, lors de leurs grandes transhumances, traversant la prairie à bord de grosses Chrysler aux pneus à flancs blancs sous gonflés, les squaws changeant de stations radios tandis que les braves, beaux comme Elvis "Before he went all weird and fat, and Vegas" se disputaient la tête du convoi, all the way to Canada. Etonnant raccourci nostalgique des légendes US, cette chanson magique s'enchaînait parfaitement avec une version lente, discrète et intimiste du "Then he kissed me" des Crystals, splendidement traversé par le violon de John Cale. Plus loin, sur le single "Too shy", Moe se rongeait d'un amour caché pour un apollon de quartier et n'osait lui avouer sa flamme, car elle était trop timide, mais sûrement pas à la guitare dont elle jouait ici dans un registre "Roadrunner" (version Modern Lovers) plutôt revigorant. Le dernier grand morceau du disque était "Stayin put", texte étonnant de la part d'une ex-Velvet, puisque Moe y jouait le rôle d'une brave fille de la campagne, bien décidée à ne pas sortir de chez elle, car là-bas, la grande ville, ils sont tous fous: "people there are just plain nuts, they will steal your money and punch you in the guts". Rythme sautillant, chant allègre, apologie ironique des valeurs champêtres et du rockin'chair de grand père -c'était un peu le thème du "Ride into the sun" de Lou Reed qui, il est vrai, était radicalement contredit sur "Loaded" par le "Train round the bend" du même Lou Reed... Quand au "morceau de bravoure" destiné à faire se prosterner les velvetiens d'un soir, ce "I'm not" de 6 mn 38 de ce que, en des temps reculés, on aurait qualifié de musique planante, ambiante ou atmosphérique, avec ses 5 guitares et la réunion au sommet de Lou, John, Sterling et Moe, il s'en dégageait peut-être un vague relent de "made in Factory", mais il eut été exagéré de s'extasier trop devant tant de clins d'oeils appuyés. Il ne s'agissait somme toute que d'une jam et encore, il est douteux que les musiciens aient joué ensemble pour l'enregistrer. La reprise de "Waiting for the man", dépouillée, entièrement acoustique et susurrée plus que chantée était bien plus à même de ranimer la flamme (good songs never die, they just grow old gracefully...)

La tournée qui suivit l'hiver dernier laissa d'excellents souvenirs et comme il eut été sot de ne pas en faire profiter tout un chacun, New Rose sort opportunément un "Live" "Oh no, they're recording this show" que nous ne saurions trop recommander à qui a raté les shows en question. Bien sûr, le disque fait la part belle au précédent et les arrangements n'ont rien de fondamentalement différents mais où trouver d'autres choeurs de Sterling Morrison (sur le délicatement désespéré "Goodnight Irene", de Leadbelly) et qui connaît "Hey Mersh" cette ode à la défonce de la consommatrice qui voit Moe et sa copine Mersh (Martha Morrison) se défoncer en lançant une grande razzia dans un de ces shopping malls qui enlaidissent l'Amérique et font le bonheur de ses teenagers, fussent-ils (elles) attardé(e)s. Et bien sûr, nous avons droit en "rappel" à une more "Bo Diddley" (est-ce la version du Casino de Paris, sur laquelle Lou l'impossible s'excita comme un pou à la guitare rythmique avant de gratifier son exbatteuse d'un chaste baiser sur le front ?) et à l'autre version de "Too shy", la version fifties chaloupée qui n'a plus rien à voir avec le brûlot Sister Rayien de "I spent a week" et qui est aussi bonne, un peu comme "Country honk" est une jolie variante de "Honky Tonk Woman"...

Pour nos amis pressés, synthèse rapide: les albums de Moe sont de grands petits disques qui nous vengent des tonnes de disques d'or artistiquement lilliputiens dont beaucoup font grand cas et ce "Live" peut faire fonction de best of (parler de greatest hits serait quand même déplacé) récapitulatif, même si on peut regretter que ce soit le seul disque de Moe qui ne contienne aucune reprise du Velvet, ce qui nous prive du "I'm sticking with you" d'anthologie qu'elle chantait lors de cette dernière tournée. Mais c'est là un tout petit bémol et les moins fétichistes d'entre vous devraient être comblés par ce "Live" et bien sûr mettre à profit la tournée automnale de Moe pour vérifier à quel point sa voix "pittoresque" sur "Playin' possum" est devenue un véritable petit instrument musical, dont elle tire excellemment parti. (Bruno Juffin)


MOE BETTER BLUES
Bruno Juffin
Rocksound, no. 12, p. 68, Mars 1994

Moe Better Blues "J'ai commencé à écouter du rock 'n' roll à cause de Bo Diddley et des Rolling Stones. Ce sont eux qui m'ont donné envie de jouer d'un instrument. Je les adorais à leur débuts, le jeu de guitare de Keith était fantastique et la batterie l'était également..."

On peut croire Moe Tucker sur parole, d'autant que son nouvel album illustre très rigoureusement ses propos. Guitare rythmique martiale, chansons sans fioritures, textes passablement teigneux- on y chercherait en vain la moindre référence au Velvet, comme si la reformation, si proche et déjà si lointaine, de l'an passé avait conduit Moe à faire table temporairement rase des vestiges de son légendaire passé. Sur chacun de ses disques solo antérieurs, on trouvait une ou deux petites reprises - généralement fort intéressantes, d'ailleurs - susceptibles de titiller la curiosité d'un jeune public élevé dans le respect mâtiné d'effroi qu'inspira le grand mythe new yorkais jusqu'à la sortie du "LIVE MCMXCIII" d'assez fugitive mémoire. Mais l'heure ne semble a priori plus être à la nostalgie. "Dogs under stress" n'est paré d'aucun fard, et offre l'occasion assez peu commune de découvrir ce que peut être le rock'n'roll lorsqu'il est pratiqué par une mère de famille nombreuse, ancienne employée d'une chaîne de supermarchés, c'est-à-dire par quelqu'un qui en bonne logique médiatique devrait être parfaitement invisible, et n'avoir droit tout au plus qu'à une vague existence statistique. Et là, par un petit miracle qui tient sans doute à la sincérité sans détour de Moe, c'est l'Amérique muette des cols-bleus, implacablement ignorés par une télévision qui n'aime que le franchement beau ou le carrément monstrueux, qui retrouve la parole. Du coup, des textes qui chez d'autres sentiraient le cliché se trouvent légitimés par l'âge et l'expérience d'une chanteuse dont on ne voit vraiment pas à qui elle pourrait être comparée - le white working class adult féminine blues, ça n'occupe pas précisément beaucoup de rayons chez les disquaires ! En fait, Moe fait un peu penser à ces spectatrices de talk-shows, qui n'ont dans le meilleur des cas droit qu'à quelques secondes de temps d'antenne, et qui ne servent guère de gage d'authenticité (toute symbolique, bien sûr), sauf qu'ici, c'est elle qui mène le jeu, et qu'elle a la fibre revendicative plutôt développée. Dire que le résultat n'est pas franchement gai tiendrait d'ailleurs de l'euphémisme : analphabétisme, chômage, violence et familles en pleine déconfiture, le tout vu de front, sans faux-semblants poétiques ni pieux mensonges volontaristes, tout concourt à donner l'impression de feuilleter un petit catalogue de l'horreur ordinaire, qui pour une fois n'aurait pas été établi par un "spécialiste" condescendant ou apitoyé, mais par quelqu'un qui aurait vécu ces situations de l'intérieur, et qui n'en tirerait aucun enseignement moralement recyclable (pour le genre "mes infortunes m'ont grandi", autant chercher ailleurs). Seule concession au romanesque : le disque a deux fins, dont l'une, implacablement inéluctable, ne se prête guère à la glose, ("I want to start, but this is the end"), tandis que l'autre renoue avec un vieux thème de "Loaded", ("Train round the bend", pour être précis) : Moe attend le train de New York, qui va la "libérer", comme si, chassés par la porte, les fantômes d'un glorieux passé restaient la seule petite lucarne ouverte sur un ailleurs vivable. Mais là, autant laisser la parole à l'intéressée :

"Nous nous sommes bien amusés pendant la tournée européenne. Nous nous entendions bien, il y avait une véritable camaraderie entre nous. Les choses se sont gâtées quand Lou a décidé de s'arroger le droit de produire seul le concert "Unplugged" que nous devions jouer. Moi, je lui ai dit que nous n'avions pas besoin de producteur, qu'il suffisait de brancher le micro et de laisser tourner le magnétophone. Ce qui s'est passé est vraiment idiot, nous étions très enthousiastes à l'idée de ce concert, John avait des idées d'instruments nouveaux, nous aurions pu jouer des chansons du Velvet, bien sûr, mais aussi des morceaux tirés de nos albums solo, et pourquoi pas des chansons de Chuck Berry, ça aurait été amusant. Mais Lou a l'habitude de tout contrôler... Maintenant, il essaie de faire croire qu'il s'est agi d'un conflit d'ego entre lui et John, mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Sterling, John et moi étions du même avis, nous avions envie de continuer à fonctionner en tant que groupe, de façon démocratique..."

Alors, puisque le Velvet, c'est fini, pensez vous qu'il y ait des chances pour que des morceaux inédits sortent à nouveau ? La "Velvet Underground Appreciation Society" propose des enregistrements pirates de titres dont on n'avait jamais entendu parler auparavant, dont l'un s'intitule "Countess from Hong Kong".

"C'est possible. Il doit y avoir des tas de bandes qui circulent ; en ce temps-là personne ne se souciait de savoir si les concerts étaient enregistrés ou non. "Countess from Hong Kong" existe bel et bien, mais nous ne l'avons jamais enregistrée en studio, il n'existe sans doute que des versions live. C'était une chanson mid-tempo, mais je ne l'ai pas entendue depuis très longtemps. A l'origine, quand nous nous sommes reformés, nous devions tous préparer une liste de morceaux, mais j'ai été la seule à le faire..."

Pensez vous travailler à nouveau avec John et Sterling ?

"Oui. Sterling a joué sur quelques morceaux de mon nouvel album, puis il est redevenu capitaine d'un remorqueur sur le Golfe du Mexique. John doit faire une tournée en avril, mais ensuite nous avons projeté de collaborer à nouveau..."


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Last update: March 30, 2000